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⏱ Temps de lecture : 5 minutes

Presque tou·te·s les habitant·e·s de Martinique et de la Guadeloupe sont contaminé·e·s. Et je n’en avais jamais entendu parler. Le chlordécone, ça vous dit quelque chose à vous ? En me baladant dans ma librairie préférée (cc Les Rebelles Ordinaires), je suis tombée sur une bande dessinée dont la couverture m’a intriguée. À première vue, on dirait une belle carte postale de vacances : un ciel rose, une île tropicale et un récif rempli de poissons colorés. Mais quand on prend du recul, on ne voit plus qu’une tête de mort.

Couverture de Tropiques toxiques

Cette bande-dessinée, c’est Tropiques toxiques. En la lisant, j’ai découvert avec stupéfaction comment le gouvernement français a laissé la population s’empoisonner avec le chlordécone. Entre 1972 et 1993, on a arrosé légalement les bananeraies de cet insecticide utilisé pour lutter contre le charançon sur les cultures de bananes antillaises. C’est un insecte ravageur dont les larves se nichent à l’intérieur du bulbe du bananier et peuvent finir par faire tomber son tronc. Pour éviter ça, le chlordécone était présenté comme un produit miracle, alors même que sa toxicité avait déjà été démontrée !

Comment j’ai pu passer à côté de ça ?

Le problème

💧 Un scandale environnemental 

Le chlordécone fait partie des pesticides organochlorés persistants. Il est si stable chimiquement qu’il peut rester jusqu’à 700 ans dans l’environnement. Aujourd’hui, on en retrouve absolument partout : des sols aux sédiments, en passant par les eaux de surface des cours d’eau et des zones marines, sans oublier les organismes qui y vivent. 

À ce jour, les conséquences pour la biodiversité terrestre et marine sont encore largement méconnues. Des travaux de laboratoire montrent des effets sur la reproduction qui pourraient impacter les populations sauvages. Même si ça n’a pas encore été prouvé scientifiquement, on se doute que ce ne sera probablement pas très réjouissant. Et c’est d’autant plus grave que le chlordécone vient s’ajouter à un tas d’autres polluants présents dans l’environnement et pourrait participer à un effet cocktail explosif.

🤒 Un scandale sanitaire 

Selon Santé Publique France, on retrouve du chlordécone dans le sang de plus de 90% de la population adulte de Guadeloupe et de la Martinique. Le pesticide a contaminé toute la chaîne alimentaire : les denrées végétales comme animales, mais aussi les eaux de sources qui ne sont pas traitées au charbon actif. Les aliments les plus exposés ? Les légumes racines, les poissons et crustacés et les œufs. En ingérant ces produits, les Antillais·es ingèrent aussi du chlordécone.

Les conséquences sur la santé humaine sont mieux connues que celles sur la biodiversité. Le chlordécone a des effets néfastes sur le système nerveux, le système hormonal, le fonctionnement de certains organes et la reproduction. Il entraîne notamment des risques de prématurité et des troubles du développement cognitif et moteur des nourrissons. Et ce n’est pas fini ! Aux Antilles françaises, le taux de cancer de la prostate est 2 fois plus élevé qu’en métropole. Et pour cause. Une exposition accrue au chlordécone augmente les risques de cancer de la prostate, reconnu comme maladie professionnelle depuis un décret publié mercredi 22 décembre 2021 au Journal Officiel.

🏛️ Un scandale d’État

C’est parti pour le cours d’histoire ! En 1969, un rapport de commission d’enquête parlementaire montre aux autorités françaises la toxicité du chlordécone et son pouvoir persistant dans l’environnement. En 1972, on fait comme si de rien n’était et on commence à utiliser le chlordécone aux Antilles. En 1979, l’Organisation mondiale de la santé aka OMS classe le chlordécone comme cancérogène possible. En 1976, le chlordécone est interdit aux États-Unis. Il faudra attendre 1990 pour qu’il soit aussi interdit en France. Mais ça ne s’arrête pas là. Le fameux produit miracle continue à être utilisé par dérogations successives jusqu’en 1993… et la première campagne de récupération des stocks de chlordécone n’a lieu qu’en 2002. Autant vous dire qu’entre-temps, les planteurs ne se sont pas privés de vider les stocks !

Le pire dans tout ça ? C’est que 17 années d’archives se sont volatilisées. Les comptes rendus de la Commis­sion des toxiques entre 1972 et 1989 sont introuvables. Coup de bol pour les responsables : sans archive, aucun décideur ne peut être jugé. Il semblerait que l’alliance entre le lobby des planteurs, les gouvernements français et les toxicologues ait fonctionné à merveille ! 

En même temps, je ne vous l’ai pas encore dit, mais les bananes, c’est une sacré industrie qui nourrit les Antilles… mais surtout la métropole. 270 000 tonnes de bananes sont produites chaque année en Guadeloupe et Martinique dont 70% sont commercialisées en métropole. Et les bénéfices ne sont pas que pour les planteurs, mais aussi pour l’industrie du transport de marchandises : sans les bananes, les bateaux partiraient quasiment vides et les autres exportateurs livreraient leurs marchandises pour beaucoup plus cher.

« Quand l’enjeu financier est trop important, on met intentionnellement de côté nos propres garde-fous pour sacrifier la santé et l’environnement sur l’autel du profit. »

Nathalie Jas, historienne et sociologue des sciences à l’INRAE

Les solutions

👨‍⚖️ Les politiques publiques

Des sources d’eau ont été fermées, d’autres traitées, et des zones entières ont été interdites à la culture ou à la pêche. Depuis 2008, on enchaîne les plans nationaux pour résoudre le problème chlordécone, mais les décisions politiques ne suffisent pas à calmer la colère. Les militant·e·s réclament des mesures plus impactantes, comme la mise en place d’une unité spécialisée au CHU de Martinique ou une enquête épidémiologique pour toute la population… mais surtout la condamnation des responsables.

Pourtant, en janvier dernier, un non-lieu a été prononcé par la justice après 15 ans d’enquête à cause, je cite, d’une “impossibilité à caractériser les faits” commis 10, 15 ou 30 ans avant le dépôt de plaintes. L’affaire a quand même été reconnue comme un “scandale sanitaire” sous la forme d’une “atteinte environnementale dont les conséquences humaines, économiques et sociales affectent et affecteront pour de longues années la vie quotidienne des habitant·e·s” de Martinique et de la Guadeloupe. 

L’activiste martiniquaise Cannelle Fourdrinier a déclaré : “Le combat ne fait que commencer. Les ouvriers agricoles sont malades ou morts, il ne saurait y avoir de prescription quand nos terres, nos corps, nos eaux sont contaminés pendant plus de 700 ans. C’est une infraction continue.”

🧪 Vivre en territoire pollué

Maintenant qu’on sait que le chlordécone peut rester jusqu’à 700 ans dans l’environnement, on comprend bien que les Antillais·es vont devoir vivre avec. Alors, le gouvernement encourage les citoyen·ne·s à limiter la consommation des produits les plus contaminés par le chlordécone, comme les légumes racines. Une limite maximale de résidus a été fixée à 20 μg de chlordécone par kilogramme de poids humide pour les aliments d’origine végétale et animale. En clair, on accepte que la population ingère une certaine dose de chlordécone… mais faut pas pousser quand même. 

Vous vous en doutez, ce n’est clairement pas suffisant. Même s’il n’y a pas de solution idéale, d’autres actions sont mises en place pour restaurer la confiance vis-à-vis des produits locaux : 

  • Le label zéro chlordécone
  • La réhabilitation des terres en friche qui ne sont pas contaminées et représentent 12% de la surface agricole utile
  • La mise en place d’un nouveau type d’élevage dans lequel les animaux débutent leur vie en terre polluée et sont ensuite envoyés vers des plateformes coopératives de décontamination

Il y a encore du boulot avant de se débarrasser du chlordécone, mais les choses avancent dans le bon sens. Des scientifiques sont même en train de travailler sur des bactéries capables de dégrader le chlordécone dans les sols pour les dépolluer ! En attendant les résultats, espérons que ce scandale nous serve de leçons pour ne pas reproduire les mêmes erreurs avec les prochains produits miracles que nous dégotera l’industrie phytopharmaceutique.

Pour aller plus loin

📕 BD : Tropiques toxiques, le scandale du chlordécone par Jessica Oublié

Comment expliquer qu’un pesticide interdit partout à travers le monde en raison des dangers qu’il faisait peser sur l’ensemble du vivant ait pu être autorisé pendant des années dans les Antilles ? Dans cette enquête-fleuve, Jessica Oublié nous plonge au cœur du scandale du chlordécone. Une bande dessinée à lire de toute urgence.

✍️ Enquête : La très véridique histoire du poison chlordécone

Où sont passés les documents ? C’est à cette question qu’essaie de répondre Fabrice Nicolino pour Charlie Hebdo. Une enquête à la fois drôle et dramatique qui met en lumière le scandale d’État autour du chlordécone.

Bon dimanche à tenter de garder la banane.

Co-fondatrice & Chargée de campagnes de Blutopia